Sur mille qui s’indignent, un s’engage. Sur mille qui s’engagent, combien proposent-ils de faire autre chose que de réagir et au contraire, de prendre l’initiative ?
Dans le jeu de Go, dont l’enjeu est la liberté, l’initiative se nomme « sente ». Sur ce damier éminemment symbolique de 360 intersections où s’affrontent les pierres blanches et les pierres noires comme autant de jours et de nuits, le fait de prendre l’initiative et d’ouvrir un théâtre d’opération (ou de représentation) est un avantage décisif. Celui qui ouvre la partie ou met fin à un échange avec la prérogative de pouvoir choisir son prochain coup, son prochain terrain, d’avancer la première bille en forçant l’adversaire à réagir, celui-là, sauf erreur, gagne. Tant qu’il prend et garde l’initiative.
Le capitalisme est une machine à prendre des initiatives, c’est-à-dire à gagner. Chaque acteur de l’économie capitaliste, mis en concurrence parfois mortelle avec tous les autres se doit de prendre le plus possible d’initiatives pour « gagner » ou « garder » le marché. Pour cela, il embauche avec sa monnaie de singe les meilleurs talents, les esprits les plus brillants, les caractères les plus trempés et leur promet selon l’expression consacrée « des couilles en or ». En face, les décroissants, les décalés, les anachroniques, les amoureux du temps qui passe ou les acteurs éthiques ne peuvent que subir l’assaut incessant des initiatives prises dans le creuset du système de l’exponentielle où tous les charbons sont toujours ardents. Le bon peuple des indignés que nous sommes tous aura à peine commencé à prendre conscience d’un piège, pas même à lutter contre lui, que déjà dix autres nouveaux sont creusés derrière son dos. La liste est interminable, et encore plus longue la liste des morts qu’il faudrait nommer. Après la vache folle, l’amiante, les 35.000 molécules toxiques et cancérigènes de REACH, les pesticides, les antennes de téléphonie, les poisons pharmaceutiques, les spéculations sur les matières premières, sur les denrées, sans parler des manipulations d’opinion pour facturer des cannonières…
Les médias et les gouvernements du monde entier à la solde des intérêts privés multiplient aussi les initiatives, mais pas celles que les foules sentimentales attendraient, bien au contraire. Et les centaines de « collectifs » qui s’épuisent contre ceci, contre cela, contre telle loi, contre telle pratique de l’administration, chacun isolé dans son indignation sélective, sont bien incapables d’arrêter quoi que ce soit, sauf anecdotiquement sur des points de détails, ce qui est en passant une façon de maintenir sous perfusion la fiction que « la démocratie » n’est pas encore un vain mot.
Si le capitalisme gagne, si « le gouvernement » gagne, si quel que soit celle ou celui qui sera élu, tout ce cirque ne fera que continuer à tourner jusqu’à la nausée finale, c’est parce qu’avant tout il cultive l’initiative, il prend l’initiative, il garde l’initiative.
Dans le jeu de Go classique, le « sente » de la première pierre noire posée était compté pour valoir 5 points. Dans le Go moderne, on sait désormais que l’avantage pour Noir de commencer vaut en réalité beaucoup plus et constitue un handicap bien plus lourd pour Blanc. Mais au fait, le Grand Jeu de la vie, qui l’a commencé ?
Vigilius Argentoratensis
première mise en ligne 7 mars 2011
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