La fin des idéologies, c’est quand elles ne suffisent plus pour diviser les peuples

Philippe Grasset est un écrivain et blogueur, spécialisé dans la revue de presse géostratégique et les questions de défense, très relayé et donc lu à l’extrême-droite et dans les milieux souverainistes m’a-t-on dit. Il soutient comme je le fais dans mon projet d’écriture, motivé lui plutôt par des valeurs pacifistes, universalistes et certains me disent, soixante-huitardes et hippie, l’appel à l’hallali, à l’union sacrée des humains et du vivant contre ce qu’il est convenu d’appeler le système, au nom d’un impératif catégorique, celui de « survie de l’espèce » (des espèces ?). Cette notion est de son côté chère à l’anthropologue Paul Jorion qui rassemble de son côté sur son fameux blog francophone consacré à la crise économique tout un pan de la réflexion populaire en ligne, du crowd thinking que nous tentons dans nos réseaux, nous tous, les forces vives et multiformes de la population, d’opposer aux Think tanks élitaires et vénaux alimentés par les intellectuels et experts à la solde des multinationales et des partis.

Quelques uns semblent pourtant manquer à l’appel. Les premiers qui viennent à l’esprit sont ceux dont on se souvient parce qu’ils sont partis plus tôt au contact, dès la fin des années 1990, et qui sont maintenant en fin de cycle à force de se faire noyauter ou de prendre les coups de la part des professionnels de  la protection de la propriété privée du capital et de ses institutions nationales et internationales. Ce sont les altermondialistes et les réseaux anti-capitalistes de l’internationale libertaire nomade, les deux composantes du mouvement des contre-sommets, qui a connu ses heures de gloires (OMC, Seattle 1999) et ses défaites cuisantes (OTAN, Strasbourg, 2009), et dont la virulence capable de mobiliser parfois par centaines de milliers contre le capitalisme, a accéléré le renforcement des législations sécuritaires liberticides et de contrôle systématique (affaires PRISM, NSA) aux USA et en Europe. Les libertaires, qui ont fait école sur le plan de leur façons de discuter et de prendre leurs décisions, nous lèguent à nous les gens ordinaires, parfois à contre-coeur, leur paradigme de la démocratie directe horizontale, qui a émergé, avec toutes les maladresses des premières fois, sur les place publiques avec le mouvement des Indignados/Occupy Wall Street de 2011 et 2012, notamment en Grèce, en Espagne, aux USA et en France.
Tout ce monde semble s’être évanoui dans la nature, ce qui est peut-être vrai au sens propre, d’ailleurs, dans le cadre du second grand mouvement de retour à la terre depuis les années 70 qui s’amorce en Europe et du vaste mouvement mondial de transition écologique par la base qui s’entame loin des feux de l’industrie du spectacle. Il aiguise ses faux et ses fourches en prévision de sa grande confrontation de comparaison des rendements de la permaculture naturelle contre les industriels cancérigènes de l’agro-chimie et des OGMs, et notamment, le plus cynique d’entre eux,  Montsanto ; confrontation à la vie à la mort, puisqu’il s’agit pour les lobbies de semenciers de priver la population des moyens de son auto-subsistance alimentaire indépendante de l’industrie.

En triomphant sur toute la ligne, en soumettant sans vergogne ni retenue les pouvoirs législatifs et exécutifs des démocraties à ses diktats, en mettant en coupe réglée la moindre des niches de profit à coup de lois scélérates et de marketing, l’hyper-capitalisme réussit un tour de force inouï et bientôt historique : provoquer l’unité dans la réprobation, qui deviendra bientôt contestation de l’ensemble des individus de toutes idéologies, croyances et absence de croyances confondues ainsi que d’un nombre incalculable et idéologiquement incompatibles de communautés, de collectifs, d’organisations, d’associations et de même d’institutions.

Philippe Grasset, dans Dedefensa.org, écrit une pépite le 7/10/2013, comme il en a parfois le secret, dans un article consacré à la crise budgétaire américaine. Il s’agit, en octobre 2013, de la coupure shutdown des crédits publics qui immobilise le pays pris en otage par une poignée de congressistes bornés, mais surtout par son système représentatif sclérosé et corrompu. S’agissant d’une analyse de la situation aux USA, on regrettera qu’il n’écrive qu’en patois.
Dans ce passage, il aborde les questions de stratégie et de tactiques révolutionnaires, matières regrettablement délaissées par les révolutionnaires de salon sur la gauche du spectre des divisions populaires encouragées par le système. N’hésitons donc pas à les lui emprunter, d’autant que lui-même les emprunte à gauche, justement :

«La question la plus urgente aujourd’hui pour les groupes antiSystème est la réalisation que la bataille se trouve désormais dans un stade ultime, où toutes les dynamiques d’affirmation et d’affrontement des groupes hostiles au Système doivent tout sacrifier à cette seule dynamique de l’hostilité au Système. Il s’agit de la réalisation de la globalité fondamentale de cet affrontement, mais aussi de son extrême simplicité s’exprimant par la nécessaire destruction de tout ce qui participe aux fondamentaux du Système, de tout ce qui est partie prenante du système, etc.»

Il poursuit en rappelant la pertinence actuelle de la « tactique de l’ennemi principal » en situation de crise ou de guerre d’émancipation :

« La démarche essentielle à réaliser, à laquelle se refusent encore de nombreux groupes “dissidents” mais liés à des idéologies que le Système a nécessairement récupérées… c’est d’exposer clairement cette tactique si simple, dite de l’“ennemi principal”. L’expression fut employée par les communistes nationalistes d’Indochine d’Ho Chi-minh lorsqu’ils choisirent, en 1945-46 de se ranger objectivement, temporairement, au côté des Français pour résister aux pressions intéressées des communistes chinois, qui entendaient annexer leur mouvement au nom de l’“aide internationaliste” du communisme. Bien entendu, l’aspect temporaire n’existe guère dans notre cas, dans la mesure où le Système n’est pas un “ennemi principal” temporaire, mais qu’il est l’“ennemi principal” absolu dont la défaite bouleversera de fond en comble la situation et obligera à des révisions complètement fondamentales du jugement. Mais le sens de l’expression permet de mieux expliciter cette tactique fondamentale, si fondamentale qu’elle enfante in fine la stratégie à suivre. »

Suit un développement sur la stratégie à suivre. Gageons qu’elle ne tombera pas dans l’oreille de sourds, quitte à ce qu’elle s’accompagne de pincements de nez ou prenne la forme de « rivalités dans les oeuvres », pour citer la source coranique d’une autre composante incontournable du mouvement anti-système, puisque prise en otage par lui au titre de bouc émissaire.  Cette stratégie est celle de toutes les alliances composites. Ce qui est nouveau, c’est la largeur de son spectre, ici exprimé à partir d’une plume relayée à droite, mais qu’on a déjà entendu aussi dans les mouvement d’individus hors organisations politiques, celui des indignados et d’Occupy Wall Street ; mouvements progressistes, voire libertaires par certains héritages comme nous l’avons vu. L’idée de l’alliance des 99% contre la tyrannie fait son chemin malgré les résistances exprimées par ceux qui, regard rivé sur le rétroviseur et sur les horreurs du passé, négligent de comprendre que l’histoire ne se répète jamais de la même manière, feignent d’ignorer que certaines choses se transforment en leur contraire ou changent de nature, et surtout, ne voient pas le mur devant nous et n’ont pas encore pris le tournant de « tout sacrifier à cette seule dynamique d’hostilité au système ».

« … l’on peut simplement approuver une action [celle des obstructionnistes qui provoquent le blocage],…sans épouser leur cause, ce qui est la chose la plus aisée du monde puisque leur cause n’est évidemment pas et ne peut être l’enjeu de la bataille, – et l’on peut, et l’on doit pouvoir faire de même avec toute action d’idéologie différente dès lors qu’elle recèle une dimension antiSystème. La seule chose à déterminer est le caractère antiSystème de telle ou telle action, et, à partir d’une détermination positive, de soutenir cette action de toutes les façons possibles, sans nécessité de s’engager en aucune façon sur les aspects marginaux que sont les intentions et “valeurs” idéologiques des uns et des autres. De toutes les façons, la puissance de l’“ennemi principal” (le Système) est telle qu’il ne peut se révéler, au bout du compte, que comme l’“ennemi absolu”, et, dans ce cas, toutes les considérations idéologiques héritées souvent par un penchant romantique des époques passées (sous domination du Système) acquièrent nécessairement l’importance qui est la leur dans cette occurrence, – c’est-à-dire une importance qu’on peut et qu’on doit considérer comme si proche d’être nulle qu’elle le serait effectivement.

En vérité, il n’y a pas de choix. La résistance antiSystème tend à devenir, aujourd’hui, un acte absolu qui ne peut plus se nuancer, dans la mesure où il s’oppose à l’“ennemi absolu”. Exactement comme les Anciens entendaient l’Histoire en la réduisant aux actes du présent, ce sont effectivement les actes du présent, dans cette lutte titanesque, qui créent une nouvelle situation historique. »

Intentions, valeurs, idéologies passent bien au second plan, le temps de la bataille, mais sont aussi emportées et transformées par la nouvelle situation historique, emportées et transformées parce que circonstancielles et conditionnées par l’existence du Système. Celui-ci disparu, celles-ci, nées au sein ou en réaction au Système, sont appelées à disparaître ou a à se recomposer dans le cadre d’un nouveau paradigme politique, économique et culturel où les anciennes formules perdent leur sens.

Les dimensions psychologiques de ce combat sont passées sous silence. Parmi les nombreux obstacles sur la voie de la mise en oeuvre de la tactique de l’ennemi principal et de l’union sacrée contre le système, il y a l’intuition évidente que la composition de cette alliance ne peut être que victorieuse et aboutir à la destruction effective du système Or ce système qui pratique le bâton et la carotte, fait vivre et laisse mourir, mais eux, jusqu’à présent, jusqu’au prochain licenciement, jusqu’au prochain shutdown, il les a fait vivre. Cette peur se combat par la sécurité alimentaire et par la confiance que l’on peut développer dans les solidarités et les ressources de proximité.
Mais aussi, face à la perspective du triomphe, le plus difficile, pour les idéologues, de gauche, comme de droite, quant il s’agit de s’engager dans la bataille contre le système, c’est qu’ils savent qu’ils y perdront le monde tel qu’il fait sens pour eux, face auquel, quelles que soient les critiques qu’ils lui adressent, ils sont compétents, diserts, à l’aise. Se préparer à vaincre le système, à l’abattre, à détruire et à dépasser le capitalisme et la démocratie majoritaire, c’est se préparer à perdre son système de représentation du monde, sa hiérarchie des valeurs, ses préjugés sur autrui, puisqu’autrui aura, lui aussi, perdu ses références. En ces temps à venir, une fois n’est pas coutume, l’Homme aura à être plus grand dans la victoire qu’il ne l’est dans la défaite.

Vigilius Argentoratensis, 9 octobre 2013

Tous droits réservés. Diffusez librement et gratuitement les contenus (articles entiers ou citations) de ce site avec mention obligatoire de la source http://vigilius.eutopic.info

Pour toute publication sur un support payant, contactez l’auteur :

CONTACT EMAIL

This entry was posted in Root Striking. Bookmark the permalink.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *