LA REELLE DEMOCRATIE, C’EST CELLE QUI ETABLIT L’EQUITE

La réelle démocratie ne peut pas être grecque, ni fondée sur le modèle grec. Les grecs contemporains sont bien placés pour s’en rendre compte. Voudraient-ils se libérer des formes de cette démocratie défaillante pour la refonder autrement que l’Europe entière, convertie à ses antiques manières, chercherait à l’en empêcher avec toute la puissance accumulée par les monstruosités économiques accouchées des failles dans ses principes fondamentaux eux-mêmes.

Dans le système actuel, tout le monde semble encore accepter les arbitrages politiques en faveur des corps constitués, des multinationales de la finance et de l’industrie. La raison en est que tout le monde semble encore soumis au principe grec de la nécessité des arbitrages effectués, des lois élaborées et décidées par des représentants, par des chefs. Le système de son côté, à défaut d’enthousiasmer les foules dans l’espoir de l’équité pour tous, essaie nous corrompre en nous faisant espérer avoir notre part de miettes des privilèges redistribués en partie par ceux, personnes morales anonymes ou à responsabilité limitée plus que personnes physiques, qui les concentrent jusqu’à l’écœurement.

Mais à l’heure où le système entre en oscillation auto-amplifiante jusqu’à menacer la rupture à cause de la concentration catastrophique des privilèges, se repose la question de l’établissement de l’équité. Cette question de l’équité est derrière les mouvements et les interrogations sur la démocratie réelle directe ou participative, sur le recours à un gouvernement par les sages ou à la dictature, qu’elle soit éclairée ou non. Ces vieilles questions grecques, la Grèce moderne est d’ailleurs la première à se les reposer en Europe au début du XXIème siècle, sans solution.

Mais peut-être n’y a-t-il justement pas de réponse dans le cadre de l’héritage de la culture grecque ? Contrairement à d’autres cultures de palabres, la Grèce avait posé ses principes et ses pratiques démocratiques pour faire les lois et désigner des chefs, pas pour résoudre les problèmes à la base et chercher à établir l’équité entre les citoyens. L’équité n’était pas considérée comme une question politique, mais comme une question de négociation dans le commerce entre les individus, de morale individuelle, voire de religion avec l’arrivée du christianisme.

Poursuivant par imitation la tradition grecque et romaine qui favorise le droit plus que l’arbitrage dans la relation, la république moderne a posé contre l’aristocratie le principe de l’égalité (face à la loi). Du même mouvement, elle a perpétué l’inégalité économique en la fondant sur la sacralisation du droit de propriété. Dans les républiques américaines et françaises, modèles de toute république moderne, tout le monde a le même droit de posséder de façon inégale. Le communisme centralisé, inattentif à la perversion du pouvoir, a attaqué la propriété bourgeoise en mettant en avant le même principe d’égalité de la modernité, poussant « plus loin », la révolution bourgeoise. Tout le monde y a le même droit de ne rien posséder, quitte à ce que certains jouissent de façon exclusive des plus beaux fruits de la propriété mise en commun par tous. L’équité n’était toujours pas à l’ordre du jour des soviets envahis par les fusils de l’armée bolchevique.

Après l’échec des républiques modernes et du communisme centralisé, désormais, le principe d’égalité et l’approche par le droit sont usés, et conduisent à l’ornière toutes les révolutions conduites en leur nom. On a compris que l’égalité et le droit servent surtout à fonder des systèmes inéquitables, et au mieux, à lâcher le loup du marketing sur l’enclos des consommateurs. En réaction, l’équité émerge désormais consciemment comme un principe supérieur à celui d’égalité. Il est en apparence, comme tout ce qui peut lui servir d’ailleurs, accaparé par le capitalisme, qui prétend s’humaniser en jouant l’équité contre l’égalité, mettant surtout en avant la reconnaissance sonnante et trébuchante du mérite des entrepreneurs. Comme dans la réalité, le système spolie aussi les entrepreneurs pour enrichir ses bilans, ses financiers, ses rentiers et ses obligés, on ne peut que constater qu’il s’agit là d’une récupération et d’une perversion conceptuelle de plus opérée par le capitalisme idéologique. Le capitalisme ne dit donc rien d’utile en matière d’équité, qu’il ne pratique pas, sauf dans le cadre de rapports de forces contractuels ou entre acteurs acceptant de se comporter de façon équitables entre eux pour mieux se mettre en position ensemble d’en exploiter et en spolier d’autres.

L’équité s’élève par conséquent au rang de valeur universelle et non seulement de rapport contractuel entre gens de bonne compagnie ou neutralisés par leur rapport de force. Elle s’étale en un horizon désirable, en remède aux maux causés par la dictature de la philosophie du profit. Elle émerge désormais à la base de la conscience des mouvements sociaux comme un principe supérieur à celui d’égalité. C’est à juste titre, non seulement parce que tout le monde n’est pas identique, mais aussi parce que tout le monde ne veut pas la même chose, n’a pas besoin de la même chose, et que l’égalité face au droit, mise en avant par les révolutionnaires d’inspiration grecque ne peut plus masquer qu’elle contamine de rhétorique égalitariste des domaines où l’humain exprime qu’il a besoin, non d’égalité, mais d’équité dans la liberté.

Lutter contre les privilèges non par l’application d’un principe d’égalité, mais par la recherche d’équité suppose de mettre en place les conditions nécessaires pour l’établir et la maintenir. La recherche d’équité suppose de s’écouter, d’avoir des lieux et des moments pour exprimer et entendre la réalité ce que nous coûtent nos apports, ce que sont nos besoins et nos aspiration. Comment un représentant élu, un sage, un chef ou un tyran bienveillant pourrait-il savoir ce qui est équitable pour moi et pour autrui, ce que je donne et ce dont j’ai besoin si je n’ai pas de lieu, de chambre de compensation où m’exprimer sur la réalité des dossiers, pour écouter la réalité d’autrui. L’équité ne repose pas dans la sagesse de lois, mais dans la sagesse des débats. Une « équitocratie », qui poserait la recherche d’équité en principe constitutionnel, ne peut donc se concevoir sans espaces réels ou virtuels  d’assemblées locales ou thématiques, de conseils multilatéraux, sans subsidiarité et sans suppléance. A défaut, l’équité resterait un vœu pieux parce que le système, aveugle et sourd aux expressions individuelles et communautaires ne saurait produire d’équité au quotidien.

Rechercher l’équité, c’est la seule façon de faire sauter le verrou grec et romain dans la question démocratique, qui abordent la question sous l’angle du droit et de la chose publique pour, préfigurant le capitalisme, laisser l’action économique, la production, le commerce, aux acteurs privés, extrayant la question de la production locale d’équité au niveau de ces acteurs du champ de la politique, les mécanismes de corruption du fait religieux, puis de désacralisation consécutive s’arrangeant ensuite pour l’extraire aussi du champ religieux et spirituel.

2500 ans plus tard, avec l’invention du capital et des mécanismes de sa création et de son accumulation par la monnaie, ces acteurs économiques exemptés du devoir spirituel, moral ou politique d’équité, ont dépassé les peuples, les cités, les rois et les états en capacité d’accumulation de puissance et de pouvoir. Ils règnent désormais sur sur eux. Érigés abusivement au rang de « personnes morales » sans avoir de responsabilité existentielle, de cœur, ni d’intelligence pour autre chose que l’accumulation, les acteurs économiques nés du droit moderne ont pris en otage, outre leur destin, tout le système politique des personnes physiques. La révolution paradigmatique hors de l’espace de pensée ouvert par les Grecs passera donc par la révolution démocratique au sein des acteurs économiques autant que dans la sphère publique qui ne sert plus qu’à protéger leur prééminence. C’est-à-dire qu’elle passera non par la collectivisation et la nationalisation de ceux-ci, c’est-à-dire à leur mise sous tutelle à l’identique des comportements (continuité des élites oblige), non pas l’autogestion par les seuls travailleurs, mais par la gestion « communautaire » de ceux-ci par tous ceux dont ils impactent l’existence. La part conceptuelle de la révolution vers l’équité consistera à accoucher des formes de l’exercice du débat décisionnaire au sein des acteurs eux-mêmes, dans l’interdépendance, la subsidiarité et la suppléance. La prochaine révolution ne sera pas une révolution politique, mais une révolution dans le concept-même de politique et de l’étendue de son champ d’application. Les marques fixées en Occident puis dans le monde depuis le temps des anciens grecs entre le public et le privé, entre le politique et l’économique, vont être renversée par l’arrivée d’un troisième terme, celui qui recherchera et trouvera l’équité et la compensation là où il est possible de la trouver, c’est-à-dire dans la relation sur le terrain et non dans la loi ou la représentation.

Le conseillisme élargi, porté par une insurrection globale et un mouvement d’appropriation commune décentralisé reste en lice comme la seule option non explorée historiquement capable d’impulser un changement des formes hors des limites de la démocratie grecque. Il peut fournir le logiciel capable d’investir politiquement les acteurs économiques pour en faire à chaque fois des agora publiques et démocratiques, des lieux d’exercice de la palabre de régulation systémique, de la compensation permanente et de la production d’équité dans la relation.

Vigilius Argentoratensis, juin 2013

Première mise en ligne 20 juin 2013

v. 0.5

1ère mise en ligne 18 février 2011

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